On assiste ces dernières années à l’émergence d’un discours sur le climat, le développement « durable » en Afrique, et le rôle majeur que le continent aurait à jouer dans la protection de l’environnement et la transition vers une économie neutre en carbone.
Ce discours, généralement soutenu par des organisations internationales, des gouvernements occidentaux et de grands cabinets de conseil, promeut certaines directives et politiques qui sont inadaptées au regard des réalités socio-économiques et environnementales du continent, de sa contribution insignifiante aux émissions mondiales de gaz à effet de serre (seulement 3%) et de sa vulnérabilité particulière aux impacts des changements climatiques (inondations, cyclones, déficits pluviométriques, sécheresses, etc.). Compte tenu des incidences négatives potentielles de ces directives et politiques sur le continent, il est essentiel de redéfinir le «durable» en Afrique.
L’impératif de l’industrialisation africaine
Les enjeux liés à la durabilité environnementale et aux changements climatiques sont d’ordre mondial. Mais en Afrique, ces questions doivent être traitées à la lumière des défis de développement socio-économique du continent, défis que l’Afrique se doit de relever d’urgence pour qu’elle puisse enfin tirer parti de son énorme potentiel et sortir du cercle vicieux de la dépendance de l’aide et de la pauvreté. La question du développement durable en Afrique ne peut être dissociée de cette perspective plus large. En d’autres termes, le « durable » ne peut être conçu et implémenté de la même manière en Afrique et dans les pays industrialisés du Nord.
Qu’entendons-nous donc par « développement durable » en Afrique et quel rapport avec le nécessaire développement industriel du continent ? Quels agendas de développement durable sont susceptibles de servir réellement les intérêts des populations africaines ? Et dans quelle mesure le discours dominant sur la durabilité environnementale en Afrique, s’il n’est pas pensé à travers un prisme africain, peut-il nuire aux intérêts et aux priorités du continent ?
Alors que l’Afrique constituera le plus grand bassin d’emploi au monde d’ici 2050, qu’elle abrite 30 % des réserves minérales mondiales et la plus grande masse terrestre arable du monde, le continent est en même temps confronté à une pauvreté endémique et une sous-industrialisation persistante, même dans les pays riches en ressources naturelles. Selon l’Indice 2022 de l’Industrialisation en Afrique (BAD), la part de l’industrie manufacturière africaine dans la production mondiale est inférieure à 2 %.
La très faible industrialisation de nombreux pays africains, qui s’accompagne de l’importation excessive de produits finis, d’une très faible transformation locale et d’exportations sans ou à faible valeur ajoutée, conduit à des aberrations économiques et constitue clairement l’une des principales causes de la pauvreté et des inégalités. Aucun développement durable du continent n’est possible sans développement industriel.
Le bon sens veut que les pollueurs historiques de notre monde – principalement les nations développées, qui continuent à dépendre fortement des combustibles fossiles – transitionnent de toute urgence vers des énergies propres et des modes de consommation et de production plus frugaux, avant qu’il ne soit trop tard pour rester dans les limites d’une température habitable sur Terre (+1,5°C). Il est clair que ces nations industrialisées ne sont pas en position de dicter à l’Afrique comment et quand opérer sa transition.
La transition énergétique en Afrique doit s’appuyer sur des modèles africains. C’est en effet aux pays africains de décider comment gérer leur mix énergétique. S’il est vrai que nombre d’entre eux disposent d’un important potentiel en matière d’énergies renouvelables, la sortie progressive des combustibles fossiles doit être envisagée de manière juste et équitable, en fonction des besoins énergétiques et du contexte de développement de chaque pays, car cela en va de la généralisation de l’accès des populations africaines à l’électricité – droit humain universel – et de la nécessaire industrialisation du continent.
«Poursuivre des ambitions climatiques sur le dos des populations les plus pauvres du monde n’est pas seulement hypocrite, mais immoral et injuste. C’est du colonialisme vert dans ses pires manifestations», a écrit Vijaya Ramachandran, Directrice de l’Energie et du Développement au Breakthrough Institute.
La souveraineté africaine dans la lutte contre la crise environnementale
Dans ce sens, les secteurs publics africains doivent œuvrer en faveur de visions du « durable » qui servent les intérêts des populations africaines. Tout agenda de développement durable en Afrique ne prenant pas en compte les réalités du continent ou n’allant pas, d’abord et avant tout, dans la direction de la création d’emplois, du développement humain, de la promotion de l’innovation et de l’entrepreneuriat, entre autres moyens d’éliminer l’exploitation et l’appauvrissement, peut difficilement être considéré comme durable. Peut-être l’est-il pour d’autres, mais pas pour les Africains.
Récemment, plus de 500 organisations de la société civile ont exprimé leurs préoccupations quant à l’orientation du dernier Sommet africain sur le climat qui s’est tenu début septembre 2023 au Kenya, craignant que certaines entités internationales impliquées dans l’organisation du sommet puissent « promouvoir un agenda et des intérêts pro-occidentaux aux dépens de l’Afrique », et mettant en garde contre « [de fausses solutions qui]encourageront les nations riches et les grandes entreprises à continuer de polluer le monde, au grand détriment du continent ». De même, il est regrettable que, lors du premier Sommet africain sur le climat, les discussions en faveur de la coopération Sud-Sud et des transferts de technologie au profit des pays en développement n’aient pas eu la place qu’elles méritaient.
Par ailleurs, comment un pays ayant de faibles institutions peut-il construire et entretenir les infrastructures socio-économiques indispensables au développement durable ? Par exemple, seules des nations souveraines et fortes disposent de systèmes nécessaires pour protéger leurs citoyens contre les effets dévastateurs des catastrophes naturelles et crises climatiques.
Le monde a été témoin d’un exemple tragique en Libye, avec les récentes inondations meurtrières, dont la corrélation avec la crise climatique a été prouvée par les scientifiques. Un pays autrefois prospère (la Jamahiriya arabe libyenne classée 53e au monde sur le plan du développement humain par l’ONU en 2010), régie par son propre modèle de gouvernance qui en a fait le plus riche de la région (cf. évolution du PIB par habitant), s’est transformée, après la guerre lancée par l’OTAN en 2011, en un pays meurtri, asservi et déchiré par la guerre civile. Un État défaillant incapable d’assurer la sécurité à ses citoyens, encore moins une vision de développement durable ou des stratégies d’adaptation climatique.
L’histoire récente de la Libye, qui mérite d’être rappelée, est aussi un appel à des alliances panafricaines pour faire avancer les objectifs régionaux de développement durable, en particulier dans le domaine de l’adaptation au climat. Les nations africaines doivent s’unir et combiner leurs efforts pour renforcer leur résilience, surtout qu’il s’agit d’une menace commune qui ne connaît pas de frontières.
Un autre exemple montrant le rôle essentiel que les institutions publiques doivent jouer en matière de durabilité environnementale – au-delà de la question climatique – est l’arbitrage nécessaire lorsque des organisations internationales, au nom de la soi-disant protection de l’environnement en Afrique, tentent d’imposer un certain rapport à la nature au profit du tourisme d’élite, entre autres, et bien souvent au détriment des populations.
Comment des institutions étrangères peuvent-elles recommander, par le biais d’une « expertise internationale », l’expulsion de populations locales et autochtones de leurs terres ancestrales, sous prétexte de conservation de la nature – une nature africaine toujours sauvage, comme le veut la vision coloniale – ? Il s’agit là d’une autre facette du colonialisme vert qu’explore Guillaume Blanc dans son livre « L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain », 2020.
C’est quelque peu ironique quand on compare l’impact des populations locales sur leur environnement avec celui des entreprises multinationales utilisant des moyens considérables, engrangeant des bénéfices énormes et laissant généralement derrière elles des dommages sociaux et environnementaux importants. Mais au lieu de pointer du doigt le modèle de société occidental capitaliste et extractiviste, dont les principaux mécanismes vont à l’encontre des fondements mêmes du développement durable, certains récits préfèrent blâmer les communautés pauvres, les considérant comme une menace pour leur propre environnement, alors qu’elles sont très souvent, au contraire, des modèles inspirants de mode de vie frugal en symbiose avec la nature, et, en réalité, des victimes de la destruction de l’environnement qui a eu lieu pendant la colonisation et a perduré après.
D’où l’importance de renforcer les institutions et cadres nationaux pour favoriser des approches équitables et équilibrées des questions sociales et environnementales. Des efforts sont déjà en cours dans de nombreux pays africains, notamment dans le secteur minier, et les corrections de trajectoire sont toujours possibles.
Vent nouveau d’émancipation
Au-delà du « durable », nous assistons à l’élan d’une Afrique nouvelle qui s’affirme devant le monde, et dont la souveraineté est l’un des principes indiscutables, rejetant toute forme de néocolonialisme et œuvrant de plus en plus au développement de modèles propres aux africains et centrés sur leurs priorités. En témoignent plusieurs discours de dirigeants africains à la 78e Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023. En particulier, l’Afrique de l’Ouest est aujourd’hui le théâtre de transformations majeures, certes complexes et qui ne s’opèrent pas en un jour, mais qui émanent d’une volonté profonde et partagée d’émancipation et de développement réels, portée par la jeune génération.
Un héros africain, Thomas Sankara, a dit un jour : « Le plus important, je crois, c’est d’avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que, finalement, il peut s’asseoir et écrire son développement ; il peut s’asseoir et écrire son bonheur, il peut dire ce qu’il désire. Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur. »
De la même manière, c’est aux Africains d’écrire leurs définitions du développement durable, celles qui correspondent à leurs contextes et qui servent leurs propres intérêts. Les exemples fournis dans cet article montrent qu’en tout état de cause, ces définitions ne peuvent être dissociées de la justice sociale, environnementale et climatique. Il ne s’agit pas de plaider naïvement pour une « Afrique verte », en se limitant à des conceptions réductrices, voire erronées du développement durable. Il s’agit d’abord de décoloniser le discours sur le climat et l’écologie en Afrique, puis d’explorer des façons par lesquelles l’ingéniosité des jeunes, combinée au savoir local ancestral et à des politiques équilibrées en la matière, peuvent aider les Africains à forger leur propre destinée.