Leçon sur la solidarité : une Afrique généreuse (et non en quête de générosité)

Par Soha Benchekroun – Ingénieure, chercheure en développement durable

L’Afrique, ce continent longtemps relégué par l’opinion publique au rang de simple bénéficiaire de «l’aide» – et des «leçons» – des puissances occidentales, a dans ses valeurs et ses manières d’être de quoi inspirer un nécessaire changement de voie à l’Occident et au monde, surtout dans un contexte de «polycrise» comme celui qui plane sur notre avenir.

Une crise multiple, comme le souligne le Global Risks Report 2023 du World Economic Forum(1) qui explique que les impacts cumulatifs d’une conjonction de risques émergents et interconnectés (sociétaux, environnementaux, économiques, géopolitiques, et technologiques) peuvent évoluer collectivement vers une polycrise centrée sur des pénuries de ressources naturelles d’ici 2030.

Leçon sur la solidarité : une Afrique généreuse (et non en quête de générosité)

Il est commun d’attribuer le mal-être de l’Occident, au moins en partie, à la culture de l’individualisme qu’il a inventée dans le cadre de sa conception de la modernité. L’individu-atome, égocentrique, évolue ainsi, presque sans liens, dans un monde matérialiste qui va en se déshumanisant.

Une triste vision de la société où règnent forcément l’indifférence à autrui, la dégradation ou l’absence des solidarités, l’exclusion… Il aura fallu une pandémie pour rappeler les valeurs du collectif et vivre un certain élan solidaire, tellement inhabituel qu’il a été perçu en Occident comme un phénomène exotique ou qui relève parfois de l’exploit.

Il est tout à fait frappant, en revanche, de voir à quel point la générosité est ancrée dans les cultures et le quotidien africains, même et surtout dans des situations de manque et de précarité, ce continent possédant un sens du partage qui ne peut laisser indifférent.

Si les médias ne cessent de parler des migrants aux portes de l’Europe, rappelons que c’est l’Afrique qui accueille, à elle seule, «plus d’un tiers des personnes déplacées de force dans le monde, dont 7,8 millions de réfugiés et de demandeurs d’asile et 23,6 millions de déplacés internes», selon un rapport de l’Union Africaine (Avril 2022)(2). Et le continent les accueille avec la compassion qui est sienne.

«Malgré leurs propres défis économiques, sécuritaires et sociaux, les gouvernements et la population de l’Afrique ont maintenu leurs frontières, leurs portes et leurs cœurs ouverts à des millions de personnes dans le besoin […] en voyant des fermiers libériens partager leurs riz semences pour nourrir des réfugiés ivoiriens.» – extrait d’une déclaration du Secrétaire général de l’ONU en 2019, lors du 32e Sommet de l’Union Africaine à Addis Abeba(3), où l’exemple africain a été salué comme référence en matière de solidarité.

Une autre illustration de la générosité africaine, dont on entend rarement parler – peut-être car ne va pas dans le sens du discours de «l’aide au développement» – est celle des importants transferts de fonds de la diaspora africaine vers leurs proches en Afrique. Les flux vers l’Afrique subsaharienne et la région MENA ont atteint respectivement 53 et 63 milliards de dollars en 2022, d’après un communiqué de la Banque mondiale en novembre dernier(4). Le constat concerne plus largement le «Sud global», où ces transferts s’élèvent à plus de 590 milliards de dollars annuels, selon le Global Philanthropy Tracker 2023(5), dépassant de loin toutes formes d’aide internationale confondues – nonobstant les différentes utilisations de ces dons -. Ce rapport met en avant aussi la hausse remarquable qu’ont connue les transferts de la diaspora en temps de crise Covid, contrairement aux autres sources d’aides.

Une Afrique généreuse, et non en quête de générosité comme certains narratifs aimeraient le faire croire. D’ailleurs, les voix exprimant la volonté de l’Afrique de traiter d’égal à égal avec les puissances mondiales se font de plus en plus nombreuses, y compris dans les cercles de dirigeants. Comme c’était le cas lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial en juin dernier où l’un des chefs d’État africains avait affirmé que «l’Afrique ne doit en aucun cas être considérée comme un continent qui a besoin de générosité.»

Leçon sur l’innovation sobre : de la boulimie consumériste au savoir-vivre frugal et ingénieux

La conception occidentale du progrès industriel et technologique, et de la réussite dans une société moderne et mondialisée, a historiquement été indissociable du productivisme et du consumérisme à outrance. Un modèle énergivore et vorace en ressources naturelles qui nourrit des besoins toujours plus superflus, exacerbe les injustices sociales, cause l’aliénation – numérique, entre autres – de l’individu, et mène droit vers le désastre climatique et écologique.

Devant l’impasse, certains dirigeants des pays du Nord commencent à peine à reconnaître la «menace existentielle», à se fixer des horizons et objectifs, et à se retourner vers des valeurs comme la sobriété.

Or s’il est un continent à même de donner des leçons en matière de sobriété et de gestion de la rareté, à laquelle le monde sera de plus en plus confronté, c’est bien le continent africain, entre autres régions du Sud en général. Un postulat de base qui semble oublié de nos jours et qui caractérise l’essence même de l’innovation à l’africaine : Innover chaque fois qu’il faut répondre à un besoin réel, à une nécessité.

Il suffit de se balader dans une métropole subsaharienne pour remarquer des exemples d’inventivité qui font, ni plus ni moins, partie intégrante du mode de vie africain. La pandémie a été aussi révélatrice de l’ingéniosité – souvent avec les moyens du bord – des Africains. Entre le lave-mains solaire du cordonnier ghanéen, les outils d’autodiagnostic en Angola, ou le respirateur artificiel marocain, le continent a représenté, selon l’ONU, près de 13% des innovations dans les différents domaines de la réponse à la pandémie(6), alors que les dépenses en R&D des technologies médicales en Afrique, sauf rares exceptions, sont presque négligeables.

Il s’agit donc de conserver cette capacité d’innover dans la frugalité, ou l’innovation Jugaad, concept exploré par N. Radjou, J. Prabhu et S. Ahuja dans un ouvrage du même nom qui explique comment les pays industrialisés et leurs organisations peuvent s’inspirer du modèle pionnier de certaines économies émergentes, en Inde et en Afrique en l’occurrence, qui excellent dans l’art de «faire mieux avec moins.»

Dans le même sens, alors qu’il y a aujourd’hui un regain d’intérêt en Occident, notamment en France, pour des solutions dites low-tech, c’est-à-dire intégrant des technologies sobres, résilientes et accessibles au plus grand nombre, l’Afrique a le potentiel d’être leader en la matière, pour les besoins de son marché, et ensuite exporter ce savoir-faire aux pays du Nord, dans une logique d’innovation inversée. L’opportunité est énorme vu l’absence de barrières à l’entrée, les atouts requis étant la créativité et le bon sens, ce dont la jeunesse africaine ne manque pas.

La low-tech apporte ainsi une alternative aux excès de la technologie moderne ou aux usages inutiles du numérique. L’enjeu africain essentiel étant celui du développement socio-économique indispensable pour sortir les populations de la pauvreté et de la précarité endémiques, les ingénieurs et décideurs africains sauront faire preuve de discernement et auront recours aux technologies dites de pointe (high-tech), certes plus consommatrices d’énergie et de ressources, pour autant que les usages servent les objectifs de développement de leur continent dans des domaines comme l’industrie, la santé, ou l’éducation. Peut-être faut-il juste se rappeler que pas tous les remèdes aux maux de notre siècle sont de nature technologique. Le technosolutionnisme, notamment climatique, est aujourd’hui profondément remis en question, les réponses se trouvant parfois simplement dans nos manières d’être et de concevoir le monde qui nous entoure.

Leçon sur la paix et la symbiose avec la nature

Il est surprenant que l’Afrique devienne, par le biais de certains médias, systématiquement associée à la guerre et à l’insécurité dans l’imaginaire commun. Un stéréotype que les nouvelles générations du continent se donnent pour mission de corriger. C’est quelque peu ironique quand on s’intéresse même de loin à l’histoire de la destruction et de la violence qui ont accompagné l’ascension des puissances de notre monde. Pas besoin de remonter au génocide des peuples autochtones, les séquelles de la colonisation et les conflits perpétrés sur fond d’intérêts économiques demeurent présents à ce jour, sans parler de la barbarie des guerres dont l’Europe a été le théâtre pas plus loin qu’au siècle dernier. Il s’agit évidemment d’une toute autre échelle d’ampleur et d’intensité.

Mais un regard vers l’avenir commun nous impose, surtout dans un contexte de multiplication de crises, de puiser dans les sagesses ancestrales ce qui peut inspirer une culture de paix entre les hommes et en harmonie avec la nature. Les traditions de l’Afrique, berceau de l’humanité et terre d’empires prospères, sont riches d’enseignements en la matière.

Opposer nature et culture n’est pas africain. «Historiquement, en Afrique, le rapport à l’environnement n’est pas un rapport instrumental ; il est plutôt un rapport symbiotique, une «ontologie relationnelle» distincte de l’ontologie «dualiste», relevant de la modernité séculaire, capitaliste et libérale» d’après Arturo Escobar, penseur décolonial colombien. Rappelons que la vision extractiviste des ressources naturelles en Afrique est arrivée avec la colonisation. «Mettre en valeur» des terres jugées peu ou inexploitées par les populations locales, c’était là la justification de longues décennies d’exploitation anarchique. Celle-ci n’a fait que changer de forme après les indépendances dans des pays riches en ressources et dont les populations continuent à vivre la misère.

Aujourd’hui encore, alors que le continent est frappé de plein fouet par la crise du climat, les communautés africaines font appel aux savoir-faire dont ils ont hérité, en utilisant savamment la nature pour résister et s’adapter aux impacts du changement climatique. Des solutions aux avantages considérables selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE)(7) qui estime que la protection des forêts et des mangroves pourrait à elle seule éviter 500 milliards de dollars de pertes annuelles liées au climat.

«Nous devons prendre conscience du paradoxe qui fait que l’accroissement de notre puissance va de pair avec l’accroissement de notre débilité», a écrit Edgar Morin dans Changeons de Voie, 2020 en analysant le progrès techno-économique du monde actuel. La civilisation occidentale, qui a certes eu des apports positifs qu’il ne s’agit pas ici de nier, a connu par ailleurs des dérives majeures que nombre de penseurs, au Nord comme au Sud, ont critiquées depuis des décennies. Alors que ce modèle peine aujourd’hui à inspirer une quelconque sagesse ou exemplarité à une jeune génération soucieuse de justice sociale et environnementale, peut-être est-il temps, surtout dans un contexte de «polycrise», d’inverser le paradigme et de se tourner vers ce que d’autres cultures ont à apporter à notre société mondialisée pour «l’aider» à redresser son développement sur la bonne voie. L’Afrique, dans ce sens, a tant à nous apprendre en termes de solidarité dans l’adversité, d’ingéniosité sobre, de paix, de joie de vivre et d’humanité simplement.

 

Sources :

1. Global Risks Report 2023, World Economic Forum, https://www.weforum.org/reports/global-risks-report-2023/digest

2. Note conceptuelle de la Quatrième Session Ordinaire du Comité Technique Spécialisé (CTS) sur la migration, les réfugiés et les personnes déplacées internes – Réunion virtuelle d’experts : 19 – 21 avril 2022, Réunion ministérielle en présentiel/physique : 23 – 24 mai 2022 Malabo (Guinée équatoriale), https://au.int/sites/default/files/newsevents/conceptnotes/40515-CN-CONCEPT_NOTE-_FRENCH.pdf

3. Déclaration du Secrétaire général de l’ONU en 2019, 32e Sommet de l’Union Africaine à Addis Abeba, https://news.un.org/fr/story/2019/02/1036071

4. Communiqué de presse, Banque mondiale, 30 Nov. 2022, https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2022/11/30/remittances-grow-5-percent-2022

5. Global Philanthropy Tracker 2023, IUPUI Lilly Family School of Philanthropy, https://scholarworks.iupui.edu/server/api/core/bitstreams/2992d834-1468-4c47-94bc-666b8f7ec0dc/content

6. UN News, Oct. 2020, https://news.un.org/fr/story/2020/10/1080992

7. Le Programme des Nations unies pour l’Environnement, Sept. 2021, https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/recit/en-images-comment-lafrique-utilise-la-nature-pour-sadapter-au-changement