Récemment, lors d’une interview accordée à France 24 et RFI en avril 2024 à Abidjan, le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a déclaré que la France reconnaissait «économiquement» la souveraineté marocaine sur le Sahara alors que la «reconnaissance juridique et diplomatique» serait abordée lors du sommet entre les chefs d’État qui se tiendra probablement à l’automne 2024
En effet, la France a maintenu son soutien au plan d’autonomie et au processus politique onusien concernant le Sahara marocain, sans s’aligner sur la position adoptée par l’Administration Trump. En effet, depuis 2022 la France s’est abstenue de reconnaître pleinement la souveraineté du Maroc sur son Sahara, elle n’a pas osé franchir le Rubicon ; les récentes tensions dans les relations entre Rabat et Paris ajoutent de la complexité, lorsque la France s’est tournée vers l’Algérie pour d’autres sources de gaz à la lumière du conflit en Ukraine et du boycott du gaz russe.
Néanmoins, le passage le plus significatif de cette déclaration, à nos yeux, c’est l’éloge du ministre des Affaires étrangères pour les politiques et initiatives du Royaume du Maroc dans la région du Sahel et la reconnaissance du statut de puissance régionale du Maroc. Répondant à une question sur une «éventuelle médiation marocaine» entre la France et les pays de la région qui s’en sont détournés, le ministre a indiqué que «le Maroc est en train de devenir une puissance régionale affirmée et devrait même permettre une forme d’organisation régionale et contribuer à sa stabilité.»
Ces déclarations traduisent non seulement un changement de position de la France vis-à-vis du Sahara marocain, passant de simples déclarations à des actions concrètes sur le terrain, mais reconnaissent également le Royaume du Maroc comme une puissance régionale. Venant de l’ancien colonisateur, cette affirmation confirme solennellement ce que de nombreux analystes et observateurs ont souligné depuis 2019 (Amine Bennis en août 2019, Nizar Messari en 2020, dans une moindre mesure Julie Chaudier en mai 2022).
Les puissances moyennes sont distinctes des grandes puissances ; Selon Robert Keohane (1969), une puissance intermédiaire est un État qui n’a pas la capacité de façonner ou d’influencer unilatéralement le système international, mais qui possède la capacité d’exercer une influence significative par le biais d’alliances, de la participation aux institutions internationales (à la fois universelles et régionales) et de l’engagement dans des groupes plus petits.
L’influence grandissante du Maroc : une montée en puissance constante depuis 2014
Après quinze ans de leadership, le chef de l’Etat s’apprête à dynamiser la diplomatie et l’économie marocaines. Cet effort comprend un appel à un nouveau modèle de développement, qui marque le début d’une phase stratégique visant à accroître l’influence du Maroc dans les arènes économique, politique et diplomatique. Cette progression s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de la Constitution de juin 2011, notamment de sa régionalisation avancée, et d’une position résolue contre les entraves au progrès du Maroc et à la sauvegarde de son intégrité territoriale.
La feuille de route étant esquissée dans les discours fondateurs dès le début du règne, de 2014 à 2021, les discours royaux sont devenus plus opérationnels et plus fermes, adressant des messages et annonçant les décisions futures aux autres acteurs régionaux et mondiaux en interaction avec le Maroc, notamment en ce qui concerne ses intérêts vitaux, notamment ceux liés à l’achèvement de son intégrité territoriale.
Le contexte international du nouveau règne était marqué par un système international bloqué incapable de basculer définitivement vers l’unipolarité en raison de la résilience de puissances comme la Russie (qui a progressivement restauré son influence sous le président Vladimir Poutine) et la Chine, contrebalançant la domination américaine, et l’éclosion d’un SUD Global mené par de nouvelles puissances influentes, le Brésil (sous Lula et Dilma Roussef), l’Inde et l’Afrique du Sud, qui se sont coalisés avec la Russie et la Chine pour former le groupe des Brics en 2011.
Trois discours royaux entre 2014 et 2017 marquent un repositionnement et révèlent clairement la volonté de faire du Maroc un pays émergent et une puissance ; il s’agit notamment du discours à la Nation à l’occasion du 61ème anniversaire du Roi et de la Révolution Populaire le 20 août 2014, du discours prononcé à l’occasion du 41ème anniversaire de la Marche Verte le 6 novembre 2016, et du discours prononcé lors du retour triomphal à l’Union Africaine le 31 janvier, 2017.
Les discours du Roi soulignent la reconnaissance des atouts du Maroc, qui le positionnent parmi les pays émergents, à l’instar du Brésil et de l’Inde. Si le Maroc s’est déjà imposé comme une puissance régionale en Afrique, son ambition, selon nous, transcende le continent africain, visant une puissance intermédiaire mondiale dont l’influence s’étend au-delà de l’Afrique.
L’influence diplomatique croissante du Maroc a été façonnée par un mélange de facteurs politiques et économiques. La baisse des prix du pétrole, qui a affaibli l’influence des adversaires régionaux sur les questions d’intégrité territoriale, a été particulièrement remarquable. Alors que ces adversaires étaient confrontés à des défis internes, leur capacité à exercer une influence par le biais de la «diplomatie du contrôle» s’est estompée dans le contexte de la chute des prix du pétrole. En outre, le Printemps arabe a détourné l’attention de nombreux régimes vers la lutte contre les troubles internes, leur laissant peu de ressources pour contester les efforts diplomatiques du Maroc en Afrique.
- – En effet, Sous le nouveau règne du Roi Mohammed VI, le Maroc a accru son influence et a dépassé l’Algérie dans plusieurs regroupements et régions, notamment en Afrique, en Amérique du Nord, en Europe, dans le monde arabe, en Amérique latine et dans les Caraïbes. Les deux pays restent à un niveau d’influence quasi similaire dans les pays non alignés et les pays de l’OCI. D’autres facteurs et indicateurs pourraient également être pris en compte pour obtenir une image plus claire des avancées du Maroc dans le monde, notamment les données de soft power.
D’après une recherche quantitative que j’ai menée récemment (en cours de publication) ; en termes de relations économiques, le Maroc surpasse l’Algérie dans toutes les régions du monde, avec des scores moyens allant de 0,42 en Océanie à 11,09 en Europe. En revanche, le score moyen de l’Algérie est faible, allant de 0,00 pour les relations économiques avec l’Amérique latine et les Caraïbes à 11,07 pour l’Europe. Le Maroc semble avoir des relations plus variées et équilibrées avec les différentes parties du monde, avec des notes moyennes de 7,5 en Afrique, 8,71 en Asie, 11,09 en Europe et 2,95 en Amérique latine et dans les Caraïbes.
En termes d’influence politique et diplomatique, en 2020, le Maroc et l’Algérie sont au coude à coude dans presque toutes les régions du monde à l’exception de l’Asie, où l’Algérie a un léger avantage. Les valeurs moyennes pour le Maroc vont de 0,347 en Amérique du Nord à 6,614 en Afrique. Les valeurs moyennes de l’Algérie vont de 0,337 en Amérique du Nord à 6,396 en Afrique.
Il est clair que les styles et les outils d’influence du Maroc et de l’Algérie diffèrent, car les données démontrent que le soft power est la règle pour le Maroc depuis 2000, utilisant plus largement les outils du soft power car son influence économique l’emporte largement sur le reste, alors que l’Algérie privilégie l’influence sécuritaire (soutien à des régimes similaires et à des groupes séparatistes tels que le Polisario et les mouvements dissidents au Sahel etc.), indiquant que les centres de décision sont l’apanage de l’oligarchie militaire.
La nouvelle ingénierie de la politique étrangère marocaine un outil de puissance
D’emblée, il est important de reconnaître que la possession par un pays d’importantes ressources nationales (telles que le territoire, la population, les actifs économiques et la force militaire) a peu de valeur si la diplomatie du pays manque de cohérence, s’aventure dans l’imprudence ou capitule. À l’inverse, une diplomatie habile pourrait compenser les carences en ressources matérielles.
Les attributs du pouvoir, en eux-mêmes, n’ont pas de signification intrinsèque. Ceux qui les possèdent doivent comprendre comment les manier efficacement pour les traduire en outils d’influence en matière de politique étrangère. Transformer les ressources en influence nécessite un système politique très efficace et un leadership perspicace.
Depuis le discours royal du 20 août 2014, des changements perceptibles dans la rhétorique et le comportement diplomatique ont été observés. Les efforts diplomatiques visaient à revenir à l’UA, pivotant vers une approche bilatérale après des tentatives infructueuses de lobbying auprès de l’UE et du Conseil de sécurité pour une reconnaissance explicite de la souveraineté du Maroc sur sa région du Sahara.
Le changement ascendant «Bottom-up change» ou «stratégie de contournement» est l’une des caractéristiques de la nouvelle ingénierie de la diplomatie marocaine, cette méthode reconnue dans les négociations commerciales internationales, implique, entre autres, le déplacement d’une question des discussions multilatérales vers les discussions bilatérales. L’accumulation d’accords bilatéraux vise à rendre inefficaces et obsolètes les positions opposées aux nouvelles règles.
En fait, cette approche ascendante a été activée par l’inclusion des provinces sahariennes dans les accords internationaux (avec les États-Unis, l’UE, le Royaume-Uni, l’Espagne, etc.), les accords financiers, les investissements des entreprises occidentales, les programmes d’aide au développement, les exercices militaires (exercices Africom), l’organisation de conférences internationales et de visites de haut niveau.
Un autre outil de l’arsenal diplomatique du Maroc est la diplomatie géographique. Le Maroc a corrigé avec vigilance toute fausse déclaration sur les cartes internationales ou régionales. L’engagement proactif s’est intensifié au sein de la Ligue des États arabes, de l’OCI, de la Banque mondiale, de la FIFA, de la CAF, etc., entre autres forums.
Cependant, l’instrument le plus impactant, à notre avis, a été l’établissement de consulats dans les provinces du Sud depuis le 18 décembre 2019. Une trentaine de pays ont ouvert des consulats dans le Sahara marocain, signifiant un engagement indéfectible en faveur de la reconnaissance de la souveraineté du Maroc.
Le Maroc s’est également mobilisé dans le cadre de l’approche «Smart Power», orchestrant ses prouesses économiques pour étendre son influence en Afrique. Celle-ci a été menée par le chef de l’État, accompagné de leaders du secteur, de banquiers et de promoteurs immobiliers. Divers accords et partenariats ont été établis, mettant l’accent sur la subordination des intérêts économiques aux motivations politiques. Alors que cela était partiellement valable pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique anglophone, les entités marocaines avaient déjà une empreinte en Afrique francophone de l’Ouest et du Centre, en particulier dans les secteurs bancaire (Attijariwafa Bank, Bank of Africa, BCP), minier, des télécommunications, Industrie Chimique, Pharmaceutique, BTP etc.
Le Maroc a exercé son influence en Afrique, en Amérique latine et dans les Caraïbes en transformant les attributs du pouvoir en leviers d’influence : ses atouts économiques, son expertise en matière de sécurité (lutte contre le terrorisme), de gestion des migrations, de promotion religieuse (prônant un islam modéré, formation d’imams et de morchidates), de développement durable, de protection de l’environnement, de développement humain et d’interventions humanitaires.
L’Afrique zone de prédilection de la Diplomatie Royale
Dans les années soixante le Maroc comptait parmi les pays les plus influents en Afrique. Il faisait partie du groupe de Casablanca qui regroupait les ténors et les pays progressistes aux côtés de l’Egypte nasserienne, du Ghana de Kwame Nkrumah et la Guinée de Sékou Touré et du Congo de Patrice Lumumba.
L’influence du Maroc en Afrique a augmenté de manière spectaculaire depuis les années 1960, passant de 0,10631 en 1963 à 0,39768 en 2020. Cette augmentation s’est accélérée depuis l’année 2000 et le changement de cap de la politique étrangère depuis 2014 et le retour du Maroc à l’Union Africaine en 2017. Le Maroc a enregistré une croissance fulgurante en Afrique en signant une croissance de 273,5% dans cette région entre 1963 et 2020.
En effet, au cours des visites Royales en Afrique, des centaines d’accords et de contrats ont été signés dans divers domaines : agriculture et pêche, logement social, infrastructures, hydraulique, irrigation, formation professionnelle, finances, nouvelles technologies, transports, tourisme, santé, énergie, agro-industrie, télécommunications et mines.
Plusieurs projets d’envergure ont été conçus lors des visites royales en Afrique, comme le développement de la baie Cocody à Abidjan, une unité d’engrais phosphatés en Ethiopie et au Nigéria et bientôt au Kenya, ou encore le projet de gazoduc Nigeria-Maroc de 5660 km. L’étude de faisabilité et l’ingénierie de ce gazoduc, financé en partie par le Maroc, l’OPEP et la BID, sont confiées à la société australienne Worley. Ce projet prolonge depuis 2010 un gazoduc transportant du gaz du sud du Nigeria vers le Bénin, le Ghana et le Togo.
Récemment, le Royaume du Maroc a initié le Processus des États de l’Afrique atlantique (PEA), avec trois réunions ministérielles tenues respectivement à Rabat en juin 2022, à New York en septembre 2022 et à Rabat en juillet 2023 ; et en novembre 2023, le Roi Mohammed VI a également annoncé, dans un discours national, une nouvelle initiative internationale visant à accorder l’accès à l’océan Atlantique aux pays enclavés du Sahel.
Ces deux dernières initiatives sont d’une importance capitale car elles faciliteront les échanges et harmoniseront les politiques à l’égard des partenaires étrangers, notamment en mutualisant les moyens de recherche scientifique (dans le domaine de la protection de l’environnement, halieutique et marin à titre d’exemple), juridiques (expertise dans la délimitation et la gestion de l’espace maritime zone économique exclusive, plateau continental), économiques sécuritaires (lutte contre la piraterie et la contrebande et la criminalité) et ce, pour une exploitation durable, respectueuse de l’environnement et socialement responsable des ressources (minérales, halieutiques ou autres) bénéficiant en priorité aux populations africaines.
Un nouveau contexte géopolitique prometteur pour l’émergence de l’Afrique
Comme par le passé la montée en puissance du Maroc ne pourrait qu’être bénéfique pour l’Afrique, rappelons à l’occasion un passage du discours Royal au Forum économique maroco-ivoirien d’Abidjan, en février 2014, dont la résonnance continue jusqu’à nos jours «L’Afrique est un grand continent, par ses forces vives, ses ressources et ses potentialités. Elle doit se prendre en charge, ce n’est plus un Continent colonisé. C’est pourquoi l’Afrique doit faire confiance à l’Afrique.»
Le vent de souverainisme et d’émancipation qui souffle sur l’Afrique pourrait aider à la véritable émergence de l’Afrique si les pays en transition tirent les leçons des expériences passées, évitent leurs écueils et s’inspirent des expériences réussies de changement politique à l’instar de celle du Royaume chérifien (sorte de Benchmarking voir notre article).
- – Figure de Proue de l’émancipation africaine, le Maroc devrait continuer sa trajectoire en progressant vers sa reconnaissance en tant que puissance intermédiaire d’obédience globale, éligible à la nomination en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU en cas de réforme de l’ONU, ainsi qu’à l’adhésion aux Brics.
De même, il serait judicieux de revisiter les nouveaux accords conclus ou en cours de conclusion avec les pays du Nord qui n’accordent plus à la majorité des pays africains un statut spécial et différencié et réclament la réciprocité et imposent des conditionnalités pour bénéficier des préférences commerciales les rendant parfois sinon souvent inopérantes.
Il est donc capital de réévaluer les accords existants, particulièrement les Accords de Partenariat Économique (APE) et les accords méditerranéens, en raison de leur potentiel à détourner le commerce, compromettant ainsi les objectifs de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (Zlecaf) visant à stimuler les échanges commerciaux intra-africains. De plus, d’autres accords ou arrangements conclus avec des pays du Sud Global, en échange de projets d’infrastructure ou de services de sécurité, pourraient également compromettre l’avenir des générations futures en les exposant à un endettement excessif et à une exploitation abusive des ressources.
Par ailleurs, si avec les trois initiatives Royales Atlantiques récentes (citées plus haut) le Maroc va s’ancrer davantage dans son espace régional africain, il n’en demeure pas moins qu’il est impératif également de mener, en parallèle, un chantier de réforme de l’UMA et du Cencad et d’ouvrir des négociations pour parvenir à un statut de très partenariat avancé avec la Cedeao et le Comesa (dépassant la ZLE) quitte à adopter des wavers ou même réviser la charte de ces groupements car un tel partenariat avancé sera bénéfique aux deux parties et salutaire pour la Zlecaf.
Une telle voie stratégique pourrait renforcer l’influence et la position du Maroc, ainsi que celles de l’Afrique dans son ensemble. Elle permettrait au Maroc de continuer à jouer son rôle de médiateur diplomatique et de pont économique et financier entre l’Occident les Pays du Golfe et les Africains. De plus, elle pourrait lui conférer un rôle de catalyseur et d’unificateur en Afrique, tout en évitant la politique des axes, qui risquerait de fragmenter et de déstabiliser davantage le continent et de compromettre son unité, un objectif souvent mis en avant dans les discours officiels.
Article publié pour la première fois sur Afrimag