Comment l’élite des entreprises marocaines du BTP – SOMAGEC (Mandataire du Groupement), SGTM, STAM et SNCE – a mené ce projet hors norme ? Baptisé «l’Autoroute de l’eau» dès son ouverture par les réseaux sociaux grâce à son envergure et son importance vitale pour l’axe Rabat-Casablanca, cet ouvrage d’interconnexion, entre le bassin de Sebou et le bassin du Bouregreg, a été réalisé dans un délai record. Comment ce consortium a-t-il réussi son pari de réaliser ce projet de 6 milliards de dirhams – environ 556 millions d’euros- qui a pour objectif la valorisation des volumes d’eau du bassin de Sebou perdus en mer en les transférant vers les bassins hydrauliques de Bouregreg, de l’Oum Er Rbia et du Tensift, et permettre la sécurisation de la demande en eau potable des villes de Rabat et de Casablanca ainsi que les besoins de l’agriculture des régions concernées ?
Dossier préparé par A. Tandia et M. Daré
Depuis quelques années, le Royaume du Maroc, soumis à un stress hydrique prolongé, fait face à des défis importants liés à la disponibilité limitée de ressources en eau par rapport à la demande croissante. Cette situation est aggravée par le déséquilibre pluviométrique sur le territoire national qui fait que 65% des pluies tombées concernent seulement 7% de la superficie du pays, particulièrement dans les régions du Nord.
Le barrage El Wahda, le plus grand du pays, avec un volume de retenue de 3,8 milliards m3, assure trois fonctions principales :
- le développement agricole avec principalement l’irrigation de la plaine du Ghrarb connue comme étant le verger du pays ;
- la production hydroélectrique d’environ 400 M KWh/an ;
- la protection contre les inondations dans la plaine du Gharb avec le laminage des crues de l’Oued Ouergha.
Seulement, pour que cette troisième fonction puisse être assurée, le gestionnaire du barrage est dans l’obligation de libérer une capacité de stockage avant la période des pluies en lâchant vers la mer un volume annuel dépassant les 1,5 milliard m3 / an. La solution ?
Un projet d’une portée stratégique nationale
Le Roi Mohammed VI, lors du discours du 14 octobre 2022, a sensibilisé le gouvernement et le peuple sur l’ampleur des conséquences du stress hydrique et tracé les solutions projetées.
Perçu et attendu comme une opération de sauvetage accélérée, le projet d’interconnexion des bassins Sebou, Bouregreg, Oum Rbia est mis sur les rails. Il faut dire que ce projet d’une portée stratégique nationale, constitue une composante dans le programme national de l’eau potable et de l’irrigation, lancé par le Souverain. Il permettra de capter un volume d’eau global variant entre 500 et 800 millions m3 par an, et ce dans le cadre d’une gestion solidaire et optimisée des ressources en eau entre trois grands bassins hydrauliques qui concentrent une part importante de la demande en eau du Maroc. Il s’agit du premier projet de la sorte au Maroc qui va surtout permettre de capter un volume important d’eau, habituellement perdu en mer.
Le projet d’interconnexion Sebou – Bouregreg – Oum Er Rbia permettra ainsi la sécurisation de la demande en eau potable des villes de Rabat, de Casablanca et de Marrakech ainsi que les besoins de l’agriculture des régions concernées. Sa rréalisation est prévue en deux phases.
La première prévoit l’interconnexion de la retenue du barrage Garde du Sebou avec la retenue du barrage Sidi Mohamed Ben Abdellah sur le Bouregreg avec un débit de 45 m3/s. La deuxième phase prévoit l’interconnexion de la retenue du barrage SMBA à la retenue du barrage Al Massira avec un débit de 30 m3 s.
Course contre la montre
Vue la situation hydrique alarmante en 2022, une première tranche urgente de la première phase, avec un débit de 15 m3/s, a été décidée par la Commission nationale de l’eau en réponse aux hautes directives royales, pour sécuriser l’approvisionnement en eau potable des 12 millions d’habitants de l’axe Rabat-Casablanca.
Ainsi, à la suite d’une procédure d’appel d’offres Conception-Réalisation avec préfinancement, lancée par le Maître d’Ouvrage (la Direction Générale de l’Hydraulique) et le Maître d’Ouvrage Délégué (l’Office Régional de Mise en Valeur Agricole du Gharb), la réalisation du projet a été confiée à un groupement d’entreprises marocain composé de SOMAGEC (Mandataire), SGTM, STAM et SNCE.
Habitué à conduire des projets d’une telle envergure, le Groupement d’entreprises n’a pas mis beaucoup de temps pour proposer une solution technique. Celle qu’il a mise sur la table comporte principalement un dragage de l’Oued Sebou sur 1,2 km à l’amont du barrage du Garde emplacement retenu pour la prise de l’interconnexion, un ouvrage de prise d’eau équipé de dégrillage automatique et de vannes de régulation du débit, deux stations de pompage SP1 et SP2 équipées chacune de 6 groupes électropompes de 3 m3/s chacun, avec une puissance installée de 30 MW au droit de chaque station, et une ligne haute tension de 60 KVA sur 24 km pour alimenter le poste source au niveau de SP1, ainsi qu’une conduite en acier de diamètre 3200 mm sur 66,5 km avec les ouvrages et équipements en ligne, reliant les stations de pompage jusqu’à l’ouvrage de restitution au niveau d’un thalweg acheminant l’eau vers le barrage SMBA qui est la réserve d’eau de la grande usine de traitement d’eau potable du Bouregreg qui alimente les villes de Rabat et de Casablanca.
Une forte mobilisation
Aussitôt l’outil national marocain, dans ses différentes composantes, sonne à nouveau la mobilisation. En effet, pour exécuter le marché, le Groupement d’entreprises SOMAGEC-SGTM-STAM-SNCE a constitué une société de projet IRZER Buildings, un nom inspiré de la langue Amazigh qui signifie rivière. La maîtrise d’œuvre du projet a été confiée à une équipe pilotée par la Direction des Opérations du ministère de l’Agriculture et par les équipes techniques de l’Office Régional de Mise en Valeur Agricole du Gharb (ORMVAG) accompagnées par une mission d’Assistance Technique du CID et une mission de laboratoire confiée au LPEE. Dès le mois de septembre 2022, le ministère de l’Equipement et de l’Eau, Maître d’Ouvrage du Projet, avec l’aide et le support du ministère de l’Intérieur a pu, en quelques semaines, lancer et achever les procédures d’expropriations des parcelles concernées par les ouvrages et le couloir sur la totalité du tracé.
Dès la signature du marché, IRZER a mobilisé ses partenaires dans les différents domaines. Une mission d’études de conception hydraulique a été confiée au bureau d’études Conseil Eau Environnement et Energie, filiale marocaine de Suez Consulting, ce qui a permis rapidement d’arrêter la conception des ouvrages et de passer les commandes des principales fournitures et équipements.
Les conduites en acier ont été commandées en Turquie auprès de Erciyas-Toscelick, les groupes électropompes ont été commandés auprès de Wilo en Inde et leurs moteurs ont été fabriqués par Shanghai Electric en Chine et acheminés directement sur site. L’entreprise Cegelec Maroc a été mobilisée par IRZER pour réaliser les prestations, travaux électriques et automatisme.
Au total, plus d’une vingtaine de sous-traitants et fournisseurs dans des domaines multiples (laboratoires, bureaux de contrôle, bureaux d’études d’exécution, fournisseurs d’équipements) ont été très vite engagés par IRZER pour répondre aux besoins spécifiques du projet. Etant bien entendu que le nerf de la guerre pour la réussite de toutes ces actions de mobilisation accélérée était le montage financier du Projet. Dans un délai record, IRZER a anticipé la mise en place d’un préfinancement spécifique auprès d’un consortium de trois grandes institutions financières marocaines avec la mise en place d’une ligne dédiée au projet de 5 milliards de dirhams.
Il faut dire que cette mobilisation réunissant les différentes administrations publiques (les ministères, les wilayas de Rabat et de Casablanca, les autorités portuaires, la gendarmerie royale, etc.) avec les entreprises est montée très vite en puissance avec l’ouverture des travaux sur les sites des ouvrages et sur les 12 fronts de pose de la conduite répartis le long du tracé. En effet, des centaines d’engins lourds (pelles, chargeurs, grues et camions) ont été mobilisés pour réaliser les travaux sur un couloir long de 66,5 km et de 50 m de large baptisé dès son ouverture par les réseaux sociaux l’«Autoroute de l’eau.»
Le grand défi de l’élite du BTP marocain
Début décembre 2022, le constat d’une saison hivernale 2022-2023 à très faible pluviométrie est établi par les autorités. La Commission Nationale de l’Eau a demandé au Groupement de livrer la tranche de 6 m3/s avant fin août 2023, soit dans un délai de 8 mois au lieu des 10 mois contractuels. Pourtant, dans une situation normale un tel projet, démarré sans études préalables, nécessite au moins un délai de 48 mois pour être mis en service. Loin de tétaniser le Groupement, cette montée de pression s’avère être une source de motivation de plus pour le consortium d’entreprises. Autrement dit, ce nouveau challenge accepté par les entreprises SOMAGEC-SGTM-STAM-SNCE, a placé la barre encore plus haut et mis une pression encore plus forte sur le calendrier d’exécution.
Jours et nuits les équipes de logistique et de terrain, d’encadrement, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers se sont relayés durant plus de 7 millions d’heures de travail en 8 mois pour mener à bien les opérations et atteindre les objectifs fixés.
Du lourd pour la concrétisation d’un projet hors norme
Les 63 navires transportant les conduites arrivaient avec un rythme soutenu et une pointe à plus de 4 à 5 navires déchargés au port de Casablanca. Les 5200 camions plateaux ont, sans répit, acheminé les tuyaux depuis le port vers leurs destinations sur les fronts.
Plus de 85 000 tonnes de conduites d’acier en diamètre 3200 ont été importées et posées dans les tranchées le long des 66,5 km du tracé. Environ 6millions m3 de mouvements de terre en déblais et remblais. Quelque 45 000 m3 de béton et 4 300 tonnes d’acier. 150 km de câbles électriques de tout genre mis en place. Des quantités impressionnantes pour la concrétisation d’un projet hors norme impliquant plusieurs composantes et disciplines métiers.
Il faut dire que le contexte technique du projet n’était pas des plus simples. L’implantation de la station de pompage SP1 au voisinage de l’Oued Sebou dans des terrains argileux à faible portance a nécessité le recours aux fondations profondes avec la mise en place de 130 pieux de diamètre 1200 mm descendus de 46 m sous le radier de l’ouvrage.
Une multitude de contraintes gérées avec délicatesse
C’est ainsi qu’une méthodologie particulière a été mise en place pour la réalisation du raccordement entre l’ouvrage de prise et l’Oued Sebou. Cette partie de l’ouvrage a été programmée à la fin pour permettre d’avancer dans l’exécution des travaux du chenal de la prise, en toute sécurité, au plus près de l’Oued. Un merlon de protection a été maintenu côté berge du Sebou et protégé par un rideau de soutènement en palplanches fichées à 18 m de profondeur sous le niveau du terrain naturel. Une fois le chenal terminé et les batardeaux de sécurité mis en place, les travaux fluviaux ont commencé avec les pelles à bras longs du côté terre et la drague aspiratrice du côté Oued. En moins de 3 semaines l’ouverture est terminée, l’entonnement protégé par des enrochements et l’ouvrage est opérationnel.
Les travaux de pose des conduites n’étaient pas non plus sans difficultés. L’ouverture des grandes tranchées et le maintien des talus dans les terrains argileux de la plaine du Gharb sur les 20 premiers km du tracé a nécessité des moyens importants et un traitement particulier des sols. Le tracé a connu de multiples traversées des routes nationales, des canaux d’irrigation, du bras mort de l’oued Sebou, des conduites de gaz et d’eau potable, des voies ferrées en service, etc. Ces nombreuses contraintes ont été gérées et les franchissements parfaitement exécutés sur les différents fronts.
Au niveau des stations de pompage, les travaux mécaniques et de chaudronnerie ont été menés au Maroc. Plus de 6000 tonnes d’acier ont été usinées pour la confection des collecteurs de refoulement avec leurs dimensions imposantes. Ces pièces du puzzle géant, ont été préparées en usine par les industriels marocains, acheminées sur sites par des convois spéciaux et assemblées avec la plus grande précision.
Malgré l’accélération inouïe, le chantier n’a enregistré aucun accident. La qualité des travaux et les mesures de sécurité n’ont pas été impactées par le rythme «fast rack.» Certaines options inhabituelles ont été prises par IRZER pour faire respecter le calendrier du projet avec l’accélération demandée. La plus spectaculaire concerne l’option prise pour les groupes électropompes. Une contrainte majeure était d’assurer la fabrication et la livraison au Maroc des groupes électropompes dans un délai inférieur à 7 mois.
La plupart des grands fabricants mondiaux, consultés à cet effet, proposaient des délais de fabrication supérieurs à 12 mois sortie usine. La solution mise en place avec le fournisseur a été de fabriquer les pompes en Inde et les moteurs en Chine, de les acheminer séparément sur les sites d’installation, et de réaliser les opérations d’accouplement pompe/moteur directement sur chantier. Ces opérations très sensibles de haute précision nécessitant de chauffer dans un bain d’huile à 280°C pour dilater la pièce en acier usinée d’accouplement d’un poids de 500 kg avant de l’introduire dans la pompe d’un côté et dans le moteur de l’autre, ont été menées avec succès par les équipes du projet.
Le séisme s’en mêle aussi
Les difficultés ont été accentuées au démarrage du projet avec le séisme qui a frappé en février 2023 le nord de la Turquie, région d’implantation des usines des fournisseurs des conduites. Pendant deux semaines la production a été arrêtée avant de reprendre timidement avec un rythme incompatible aux exigences du projet. Des mesures d’urgence ont été convenues entre la Commission Nationale de l’Eau, IRZER et les fournisseurs et ont permis d’un côté à approvisionner les usines à partir de nouvelles sources de matière première (bobines de tôle) pour accélérer les cadences de production, et d’un autre côté de mieux organiser la logistique de transport maritime et la rotation des navires fortement perturbée par les conséquences du séisme. En complément de ces mesures, il a été décidé de sécuriser l’approvisionnement des conduites avec une commande de 7 km depuis l’Inde. Le long de ces deux mois d’étude et six mois de travail intense de terrain, l’avancement a été suivi au quotidien par les ministères impliqués à travers la Commission Nationale de l’Eau et l’information communiquée régulièrement au gouvernement. Les réunions de pilotage avec la Commission s’organisaient les samedis et les dimanches, et souvent présidées par le ministre de l’Equipement et régulièrement par son Secrétaire général. Ce vrai partenariat public-privé a été la clé de la réussite du projet.
Pari réussi
Les entreprises marocaines ont ainsi confirmé leur capacité de mobiliser tous les moyens humains et matériels nécessaires pour agir dans un rythme très accéléré et réaliser des travaux de grandes envergures afin de répondre à la demande du pays et satisfaire l’engagement pris. Le 28 août 2023, les images et vidéos de l’eau déversant depuis l’ouvrage de dissipation vers la retenue du barrage Sidi Mohamed Ben Abdellah circulaient sur les réseaux sociaux. Des messages de félicitations et de joie s’échangeaient avec une fierté nationale de cet accomplissement que l’outil marocain a réalisé, tellement le défi paraissait insurmontable quelques mois auparavant.
Depuis début septembre 2023 les impacts positifs ont été bien constatés avec l’amélioration de la qualité de l’eau dans la retenue du barrage SMBA surtout que cette retenue s’était réduite à sa tranche basse et commençait à observer des problèmes d’eutrophisation. Autre grand progrès constaté: l’amélioration progressive du bilan quantitatif avec un rapide équilibre entrée/sortie puis un apport excédentaire au tirage dès la montée en charge du transfert à 9 m3/s.
C’est dire que l’outil national marocain, dans ses différentes composantes, fort par l’expertise et le savoir-faire de ses entreprises, a réussi son pari.
Les leçons d’un projet d’envergure
Quels enseignements retenir de ce projet d’envergure réalisé dans un délai record par l’élite du BTP marocain ? Il faut dire que ce challenge réussi a confirmé une fois de plus que l’union fait la force. La solidarité entre les entreprises et l’administration autour d’un objectif commun a contribué à ce succès.
Les options prises dès la mise en place du Marché ont permis l’atteinte des objectifs :
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L’option de laisser à l’entreprise la responsabilité technique de la solution a permis d’optimiser le budget du projet avant même la signature du marché ;
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La mise en place d’un préfinancement de plus de 60% de la valeur du contrat a permis un démarrage très rapide et une passation des commandes qui étaient sur le chemin critique du planning. Les paiements des situations des travaux n’ont commencé que le 4ème mois ;
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Le choix des conduites en acier avec soudage des joints et contrôle magnétoscopique systématique a permis d’aller plus vite sans obligation des essais de pression à l’eau par tronçon. A la mise en eau aucun défaut de soudure n’a été relevé ;
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Le choix de la transparence sur les prix des fournitures importées et du partage du risque de change entre les parties contractantes a permis de générer une économie pour l’administration de plus de 200 millions dirhams ;
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La solidarité entre les quatre entreprises du Groupement et la constitution d’une société commune en charge de réaliser le projet a permis de mieux structurer les méthodologies d’exécution avec la mise en place de services communs pour homogénéiser le process de construction depuis les achats des fournitures jusqu’au suivi qualité de l’exécution.
Article publié pour la première fois sur Afrimag