Au-delà d’accélérer l’intégration économique et monétaire en Afrique, la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) devrait également permettre d’impulser un nouveau système de règlement des différends Investisseurs-Etats au sein du continent.
C’est la thèse que semble défendre Me Mouhamed Kébé, Managing Partner du cabinet Pan-Africain GENI & KEBE dans son opus, publié en anglais aux Éditions Intersentia.
Son analyse de la situation esquisse par ailleurs des solutions des différends et litiges commerciaux jusqu’ici traités par des juridictions et institutions internationales. Ce qui, pour lui, est source de « frustrations des États africains ». Comment s’affranchir de cette situation? Entretien.
AFRIMAG : Votre livre consacre un chapitre entier aux systèmes d’intégration sous-régionale en Afrique. Pouvez-vous nous faire un rapide bilan de ces systèmes ?
Mouhamed Kébé : Oui, l’ouvrage consacre une analyse approfondie des systèmes régionaux d’intégration. L’une des raisons principales est que ces entités sont les piliers sur lesquels la Zlecaf entend s’appuyer pour réussir le pari d’une zone de libre-échange continentale.
L’ouvrage identifie d’abord les différentes communautés économiques régionales (Cer) africaines (Cedeao, Comesa, Eac, Eccas, Sadc, Uma) avant d’analyser leurs forces et faiblesses respectives.
Il est aujourd’hui reconnu que les Cer ont joué et continuent de jouer un rôle majeur dans l’avancement de l’agenda des politiques d’intégration économique et sociale en Afrique.
Des études ont démontré que bien que le commerce intra-africain soit très faible par rapport à l’Asie et à l’Europe, 80% des flux de ce commerce se fait à l’intérieur des Cer.
A titre d’exemple lorsque la Communauté des Etats de l’Afrique australe et de l’Est (Comesa) a mis en place son accord de libre-échange en 2000, les flux commerciaux dans cette région étaient estimés à 2,3 milliards de dollars US. En 2014, ces flux ont atteint 22,3 milliards de dollars US.
La libre circulation des personnes au sein des Cer a permis également une plus grande mobilité des citoyens de ces communautés et leur a permis de pouvoir se former, s’installer et travailler dans les pays de leurs choix sans grande contrainte.
Le fait d’avoir une monnaie commune et un droit des affaires harmonisé pour 17 Etats membres de l’Ohada, un modèle unique dans le monde est également à mettre dans le crédit des systèmes d’intégration.
Cela ne doit pas, bien sûr, occulter les nombreux défis auxquels ces communautés font face pour rendre leur intégration beaucoup plus optimale qu’elle ne l’est.
L’un des défis de taille est la multiplicité de ces Cer et le fait que beaucoup d’Etats appartiennent en même temps à plusieurs d’entre elles, et auront par ricochet à mettre en œuvre les politiques et programmes édictés dans chacune des communautés concernées. L’autre défi ce sont les difficultés rencontrées au sein de ces communautés à restaurer l’ordre constitutionnel dans les pays où il a été remis en cause. Ce qui se passe au Mali, en Guinée et au Burkina Faso en est une parfaite illustration.
Un autre reproche attribué aux CER, c’est les retards dans la mise en œuvre des agendas et programmes d’intégration. A titre d’exemple la Cedeao a introduit depuis 1986 un plan visant à avoir une monnaie commune au plus tard en 2000. La date fut prorogée jusqu’en 2005, puis, 2010, ensuite pour 2014, 2015, 2020, et maintenant pour 2027.
C’est au regard de toutes ces considérations que la mise en œuvre de la Zlecaf demeure absolument urgente puisqu’en définitive elle pourra aider à accélérer les processus d’intégration aussi bien au plan sous-régional que continental.
AFRIMAG : Quel sera selon vous l’apport de la Zlecaf dans l’accélération du processus d’intégration en Afrique?
Mouhamed Kébé : Cet apport au vu des études et des perspectives sera capital dans la mesure où la Zlecaf va ouvrir un libre marché pour une population de 1,2 milliard d’habitants avec un PIB combiné de 3,4 trillions de dollars US, en éliminant les barrières qui s’opposent à la libre circulation des personnes, des biens et des services dans l’ensemble du continent. C’est la plus large zone de libre-échange en termes de nombre de pays membres.
L’un des atouts majeurs de la Zlecaf est qu’elle va considérablement augmenter les échanges intra-africains et réduira par ricochet la dépendance commerciale actuelle du continent vis-à-vis de l’extérieur.
Les statistiques prévoient que ce grand marché de libre-échange va sortir plus de 50 millions d’Africains de l’état de pauvreté d’ici 2035 en augmentant considérablement les emplois et les revenus.
L’un des facteurs clés qui pourra accélérer le processus d’intégration sera la libéralisation du commerce des biens et des services avec son mécanisme de règlement des différends qui est calqué sur celui de l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
Le protocole prévoit l’élimination des droits de douane sur 90% des catégories de produits. L’une des conséquences majeures de ces mesures sera une augmentation considérable du commerce intra-africain qui pourrait aller de 52% à 107%
Ces données montrent assurément que la Zlecaf accélérera le processus d’intégration ne serait-ce qu’en s’attaquant à la fragmentation des économies africaines. Il reste bien entendu beaucoup de défis à relever pour que le projet soit achevé mais au vu du processus, il y’a beaucoup d’espoir que les Etats tout comme les acteurs concernés au sein du continent ne ménageront pas d’effort pour que l’agenda avance dans le bons sens.
AFRIMAG : Les différends entre États et investisseurs (RDIE) sont à l’origine des blocages majeurs au détriment des pays africains. Votre ouvrage apporte une analyse fine à ce sujet. Selon vous où se situent les blocages ?
Mouhamed Kébé : Je parlerai plutôt de frustrations. Les Etats africains sont frustrés par le système de règlement des différends entre Etats et Investisseurs tel qu’il a été pratiqué au cours de ces dernières décades. Ces frustrations sont multiformes.
Il faut d’abord relever que l’une des premières frustrations porte sur le montant très élevé des condamnations que ces Etats ont subies et continuent de subir au cours des années.
Je donne quelques chiffres :
– Entre 1993 et aujourd’hui les demandes de condamnations formulées par des investisseurs contre des Etats africains ont atteint plus de 55 milliards de dollars US ;
– En 2013, la Libye a été condamnée à payer à un investisseur la somme de 935 millions de dollars US ;
– L’Egypte a été condamnée à payer la somme de
2 milliards de dollars à un investisseur ;
– Le Nigeria a battu le record avec une condamnation portant sur 11 milliards de dollars !!!
En plus des montants faramineux, les Etats africains ont dénoncé le coût excessivement élevé des procédures. Il faut rappeler que la plupart d’entre elles se déroulent en dehors du continent, et en plus les arbitres tout comme les conseils sont très souvent désignés en dehors du continent.
Enfin, le troisième facteur important est que la plupart des Etats africains ont conclu des traités bilatéraux d’investissement à un moment où attirer le détenteur du capital était une priorité dans leurs politiques. Les clauses de stabilisation qu’ils ont signées ont été rédigées sans tenir compte de leur souveraineté, ce qui en définitive les met dans une posture très difficile lorsqu’ils amendent leurs législations dans un sens qui ne favorise pas les intérêts des investisseurs.
C’est conscient de tout cela et au vu des solutions qui ont été prises en Europe, en Amérique du Nord et dans les autres régions du globe, que les Etats africains ont entrepris au cours de ces dernières années des mesures et des politiques pour apporter des réponses appropriées à ces frustrations.
AFRIMAG : Pouvez-vous nous brosser ces réponses?
Mouhamed Kébé : Ces réponses peuvent être analysées sous trois angles. Le premier c’est au niveau national : plusieurs Etats ont pris des mesures législatives et réglementaires tendant à limiter le règlement des différends Etats-Investisseurs sous sa forme habituelle en donnant compétence à leurs juridictions internes pour résoudre ces différends. Le cas le plus connu est l’Afrique du Sud. Ce pays a mis en œuvre en 2015 une loi portant sur la protection de l’investissement, laquelle donne compétence aux juridictions sud-africaines pour les litiges impliquant l’Etat et ses entités et des investisseurs étrangers.
Une approche similaire a été adoptée par la Tanzanie dans une loi de 2017 relative à la protection de ses ressources naturelles de même que dans une loi de 2020 portant sur les Partenariats Public-Privé
Au plan régional, les Communautés économiques régionales (Cer) aussi bien la Sadc en Afrique australe, la Comesa, qui regroupe des Etats de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique australe, la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Est ainsi que la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest, ont chacune pris des mesures applicables au sein de leurs Etats respectifs tendant à donner la prééminence aux juridictions étatiques ou sous-régionales pour régler les litiges entre Etats et Investisseurs.
Enfin, au plan international, beaucoup d’Etats africains ont rénové leurs traités bilatéraux d’investissement en limitant les griefs que les investisseurs peuvent déférer à l’arbitrage à l’encontre des Etats hôtes. C’est le cas pour le nouveau modèle de TBI (Traités bilatéraux d’investissement) édicté par le Maroc en 2019.
AFRIMAG : Vous défendez dans votre ouvrage l’idée selon laquelle l’Afrique doit créer dans le cadre de la Zlecaf une Cour commune de justice pour traiter les différends entre Etats et Investisseurs, qu’est-ce qui selon vous justifierait une telle initiative ?
Mouhamed Kébé : Oui, je suis de ceux qui pensent que la Zlecaf devrait être une excellente opportunité pour l’Afrique de mettre en place une juridiction continentale pour traiter les différends issus des relations Etats-Investisseurs au sein du continent.
Cette nécessité s’impose au vu du diagnostic que l’ouvrage a fait des différents mécanismes de règlement des conflits (local, sous-régional, international) impliquant les Etats africains et des frustrations qu’ils rencontrent jusque-là avec ces mécanismes.
Les Etats africains se sont beaucoup plaints de ce que les disputes auxquelles ils sont confrontés sont pour la plupart résolues en dehors de l’Afrique, par des acteurs qui ont une connaissance souvent très limitée des réalités africaines.
Avoir en territoire africain et dans le cadre de la Zlecaf une cour continentale de règlement des conflits liés aux investissements permettra aux Etats africains d’être jugés par une juridiction qui sera dans le territoire africain et avec des acteurs africains qui comprendront bien le contexte économique, social et culturel de l’Afrique.
Cette cour pourra être structurée avec un double degré de juridiction pour éviter qu’une décision soit finale et ne puisse pas faire l’objet d’appel ; ce qui est reproché au système actuel.
Cela dit, cette cour devra, pour être crédible, s’entourer de tous les standards d’équité, de transparence et de professionnalisme pour pouvoir exercer sa mission. Elle devra également prendre en compte aussi bien les intérêts des Etats africains que ceux de leurs communautés locales, de même que ceux des investisseurs en mettant en œuvre des règles qui permettent de respecter les standards actuels de droits humains et de l’environnement.
Il importe de préciser que l’idée d’une cour intercontinentale de règlement des différends en matière d’investissement est également discutée dans le cadre de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne qui prévoit un tribunal avec un double degré de juridiction pour le règlement des différends.
Ce mécanisme est également défendu par l’Union européenne dans le cadre des négociations en cours au sein du Groupe de Travail III de la Cnudci (Commission des Nations Unies pour le droit commercial international) sur la réforme du mécanisme de règlement des différends entre Investisseurs et Etats. L’Union européenne a défendu dans le cadre de ces négociations l’idée de la création d’un Tribunal multilatéral des investissements qui se fonde sur un mécanisme permanent composé de juges nommés uniquement par les Etas contractants et non les investisseurs.