La solution pragmatique préconisée (fruit du travail de réflexion d’un ancien banquier) appelée par les économistes la «binarisation monétaire» procède du constat suivant :
– en réalité, le système monétaire et bancaire en usage dans le monde (y compris par exemple l’architecture monétaire du FCFA dans laquelle sont encastrées les économies d’Afrique noire) se résume techniquement à un mécanisme subtil de création monétaire (ex nihilo) et à un système de paiements compensés (90% des transactions entre les acteurs), grâce auxquels la Banque Centrale à travers des ratios, des principes fictifs, des jeux d’écritures, des leviers, divers supports de paiement et la compensation interbancaire (entre autres) limite l’effet multiplicateur du crédit, favorise au maximum le «recyclage» de la «monnaie scripturale» créée par les banques secondaires et limite au minimum les «fuites» et les conversions de la «monnaie centrale» qu’elle seule émet ;
– de nombreux Etats de l’Afrique noire coincés dans le sous-développement malgré les «gisements» de ressources sous-utilisées dont regorgent leurs économies, sont contraints de se tourner vers les aides extérieures pour résoudre leurs difficultés alors que sous leurs yeux, des Sociétés de Téléphonie mobile prospèrent allégrement et brassent grâce au «mobile money» des volumes de chiffre d’affaires plusieurs fois supérieurs à leur budget ;
– d’autres encore, engagés dans d’ambitieuses stratégies de développement, doivent faire face aux défis que sont l’insuffisance des ressources financières, le surendettement critique, le déficit budgétaire permanent, les conséquences de la crise sanitaire, l’instabilité des cours des matières premières, et rechercher en même temps des solutions efficaces permettant à la fois d’atteindre les résultats stratégiques visés, d’accroître l’impact des initiatives envisagées, et de limiter les risques de corruption, de détournements et de fuite des ressources allouées.
Tracer sa propre voie de croissance
Au lieu de se complaire dans leur rôle passif de «victimes» des contraintes externes ou de se contenter de chercher à copier certains modèles de développement, les pays d’Afrique noire peuvent, en attendant d’émettre leur monnaie à valeur internationale pour le commerce avec l’étranger, créer eux-mêmes les conditions nécessaires pour tracer leur propre trajectoire de croissance, surmonter le défi de la productivité, réduire la pauvreté, améliorer leur sécurité économique, etc., en s’inspirant de la technique de préfinancement utilisée avec succès en République Fédérale d’Allemagne (RFA), à partir de 1933, à l’initiative du Dr. Hjalmar Schacht, économiste, Président de la Banque Centrale allemande et Ministre de l’Economie.
Les BONS MEFO – De quoi s’agit-il ?
Pour combattre la crise et relancer l’économie allemande totalement ruinée par la dette, le Dr. Hjalmar Schacht a créé de la monnaie avec un mécanisme qui s’appelle les BONS MEFO et qui a permis de financer tout le plan de rénovation industrielle et tout le plan de développement industriel de l’Allemagne.
Emis par une petite entreprise fictive servant de façade financière, les BONS MEFO, se présentent comme une sorte de «mini Bons du Trésor» à très court terme, aux caractéristiques très avantageuses. Garantis par l’Etat, réescomptables à tout moment à la Banque Centrale allemande, rémunérés par un taux de 4%, remplissant les trois principaux critères d’une monnaie, ne générant pas d’inflation, ne figurant pas dans la comptabilité nationale, etc., les BONS MEFO deviennent une quasi-monnaie qui sert de moyen de paiement pour l’Etat, et de «monnaie d’échange B2B» entre les entreprises pour le paiement des factures. Grâce à leur émission, l’Allemagne est, en 1939 en plein emploi, l’inflation est quasi nulle et la croissance économique est à son apogée.
Les Etats d’Afrique noire peuvent s’approprier judicieusement de cette technique de préfinancement, la combiner (sur une base non monétaire) avec le mécanisme de la compensation interbancaire, puis la transposer à l’économie et au développement pour mobiliser autrement leurs facteurs de production (certes modestes) et financer les projets de développement en contournant certaines contraintes imposées par l’architecture actuelle.
La création monétaire par les banques est une réalité que beaucoup ont du mal à comprendre. Pour beaucoup encore, une banque est un endroit où ils déposent de l’argent en compte et c’est ce dépôt qui permettrait à la banque de consentir un crédit à un autre client. En fait, les banques commerciales créent de l’argent des comptes bancaires chaque fois qu’elles consentent un prêt, sans avoir les montants correspondant en ressources, à partir de rien (ex nihilo), tout simplement en inscrivant de nouveaux montants dans leurs livres, en échange d’une reconnaissance de dette de l’emprunteur. Un «argent» qui est détruit au moment du remboursement.
Pour encadrer ce privilège exorbitant dont les banques abusent habituellement, la Banque Centrale leur impose certaines obligations. Ainsi, à titre d’exemple simplifié : pour prêter sans problème 100 unités monétaires, une banque doit posséder 10 unités (ratio de liquidités), 2 unités (taux de réserve) et 5 unités (ratio de compensation) soit 17 unités pour 100 unités de crédit. Le reste étant de la création monétaire…
Quant à la compensation, elle est tout simplement la partie cachée de l’iceberg des moyens de paiement (chèques, traites, ordres de virements, etc.) qui se dénouent à la Banque Centrale, grâce à un système informatique performant et à travers un mécanisme de neutralisation des dettes et créances réciproques des banques dont seuls les soldes finaux négatifs ou positifs font l’objet de règlements financiers.
Techniquement, la solution pragmatique préconisée consiste à implémenter un système financier complémentaire sécurisé réellement alternatif et indépendant du système bancaire traditionnel, permettant la création et la mise en circulation (à chaque fois en cas de nécessité) à n’importe quelle échelle et dans n’importe quel Cercle de communautés, d’une «monnaie locale fonctionnelle», gérée par un Organisme spécialisé fonctionnant à la fois comme une «Banque Centrale bis» et une «méta plateforme numérique de compensation industrielle et commerciale.»
Pour être pleinement efficace, un tel modèle économique et monétaire innovant devra combiner nécessairement les quatre composantes suivantes :
– la technologie «blockchain» pour attribuer à la «monnaie locale» (à créer) les caractéristiques et propriétés désirées pour pouvoir en toute sécurité la dédier à des cas d’usage spécifique, la «programmer» afin de contrôler l’émission, d’éliminer les risques de contre-utilisation ou de fraude, d’assurer la traçabilité des transactions, de contrôler l’efficacité, etc. ;
– le troc pour permettre non seulement aux acteurs de réaliser des transactions de troc direct (simultané ou différé), sans règlement financier, mais aussi de mettre en œuvre en cas de nécessité, (à l’intention des acteurs à faible revenu) des stratégies inclusives de mobilisation de contreparties ou des garanties non monétaires ;
– la compensation pour non seulement éliminer tous les inconvénients habituels du troc, mais aussi mettre en œuvre à l’échelon national n’importe quelle forme de compensation, et à l’échelon extérieur des opérations de compensation internationale pour accélérer le processus d’industrialisation ;
– les techniques bancaires pour non seulement reproduire l’architecture résumée plus haut, mais aussi assurer un traitement et une gestion professionnelle centralisée des opérations avec mise à profit des mécanismes d’engagements par signature et de produits et services financiers alternatifs inspirés des produits et services bancaires classiques.
—
Cette solution endogène d’autopromotion, de valorisation monétaire complémentaire des ressources et de financement mutuel des activités de production et de services, pourrait être mise en œuvre à l’initiative de l’Etat dans le cadre de Programmes sectoriels spécifiques (ou d’un «partenariat-public-privée») selon la démarche simplifiée suivante :
– Définition des besoins en compétences, fournitures et prestations nécessaires et recherchées, avec inventaire des ressources, compétences, potentialités, disponibilités, etc., au niveau de l’espace, du territoire ou du secteur considéré, élaboration des projets prioritaires indiqués et enregistrement des acteurs intéressés éligibles ;
– Mise en œuvre du mécanisme de «création monétaire indirecte» avec mise en place d’un dispositif approprié de sécurisation, de garantie et de limitation des risques ;
– Mise en œuvre et gestion d’un système de «paiements compensés» de compte à compte (hors trésorerie) des transactions entre les acteurs participants ou bénéficiaires
– Apurement des «opérations» et liquidation des «soldes» des comptes selon le processus de la compensation interbancaire.
Les conditions pour être éligible à toute initiative mise en œuvre seraient d’être disposé à accepter le paiement en «monnaie dédiée», d’appartenir à une filière intégrant la chaine de valeur locale et d’être en mesure de «mobiliser» plusieurs fois dans un «circuit étanche» (par compensation partielle ou totale avec ses propres productions ou prestations) l’équivalent de chaque «unité de la monnaie officielle» allouée sous forme de «dotation non monétaire.»
Avec une telle architecture parallèle inclusive et cohérente, les Etats intéressés pourront, sans rompre avec leurs partenaires majeurs, s’offrir des moyens (sympathiques et dynamiques) ainsi qu’une marge de manœuvre appréciable pour mobiliser et souder les acteurs du développement et les opérateurs économiques autour de l’atteinte des objectifs, par exemple en actionnant et en combinant judicieusement divers leviers de financements additionnels.
L’intérêt et les avantages en termes de cohésion sociale, de construction de la résilience, de renforcement des capacités, de solidarité économique, de démultiplication des capacités de financement et d’atteinte des objectifs de cette solution se trouvent constitués par les possibilités quasi-illimitées offertes aux Etats :
– limiter la dépendance vis-à-vis de l’extérieur et mobiliser indirectement sur une base non monétaire leurs ressources minières (par exemple) pour anticiper ou soutenir les investissements en termes d’infrastructures dont ils ont besoin ;
– accompagner les solutions monétaires de financement de leur stratégie de développement en réalisant par effet de levier des économies substantielles de trésorerie, et en limitant les risques de fraude ou de fuites des ressources préjudiciables à l’économie nationale ;
– renforcer les capacités des entreprises à travers la promotion de système de compensation interentreprises leur permettant de mutualiser le crédit interentreprises, de maximiser la valorisation de leurs ressources et de leurs actifs, et d’accroitre leur compétitivité ;
– permettre aux populations vulnérables de se doter d’une capacité de négocier de façon autonome leur sortie de la pauvreté ;
– mettre en œuvre (avec notamment l’opportunité des BRICS) de formules simplifiées de compensation commerciale ou industrielle permettant à leurs PME-PMI de bénéficier de certains avantages à l’international (transfert de technologie, diminution des coûts d’installation, acquisition d’équipements, diminution des besoins en financements, acquisition de nouveaux débouchés, etc.) ;
– etc.
On le voit bien, la solution préconisée, adaptée de la technique de préfinancement mise en œuvre avec succès en Allemagne par le Dr. Hjalmar Schacht, et consistant à «dupliquer» l’architecture monétaire actuelle à travers un système financier complémentaire sécurisé réellement alternatif et indépendant du système bancaire traditionnel, s’avère être pour les économies d’Afrique noire une solution d’étape pragmatique, pour inventer un nouveau modèle de financement de l’économie et du développement, et s’engager sereinement vers leur émancipation monétaire.
Bio-express
Jean-Pierre Mfomy est diplômé de l’ITB Paris (Institut des techniques bancaires). Il cumule trente années d’expérience professionnelle en banque et en microfinance. Passionné des questions monétaires et de la compensation, il a étudié les différents modèles d’innovations monétaires dans le monde. Il a finalement mis au point une ingénierie monétaire et économique combinant le troc, la compensation et les techniques bancaires. Actuellement, il travaille à la mise sur pied du Cabinet panafricain d’expertise en compensation qui entend promouvoir à l’échelon national une solution alternative innovante (adaptée à l’Afrique), consistant à transposer le mécanisme bancaire de la création monétaire et la compensation au financement alternatif de l’économie et du développement.