Cet entretien, réalisé il y a une quinzaine de jours, prend un caractère d’urgence au regard des derniers événements. Un des points chauds identifiés par S. Waslekar où les conflits peuvent dégénérer en guerre mondiale vient de s’embraser.
Est-il vraiment nécessaire de présenter Sundeep Waslekar ? Cet universitaire indien, diplômé de l’Université de Mumbaï et du prestigieux Saint John’s College d’Oxford, est un spécialiste des relations internationales, des systèmes de gouvernance et des politiques de changement pacifique. Directement ou à travers son think tank « Strategic Foresight Group« , il a conseillé de nombreux gouvernements, le Parlement Européen et même les Nations-Unies et leur Conseil de sécurité. Il est aussi membre du conseil consultatif de la Fondation Brazzaville.
Ses réflexions, initialement centrées sur l’évolution du conflit entre l’Inde et le Pakistan, englobent aujourd’hui tous les « points chauds » dans le monde, guerre en Ukraine, conflits africains ou moyen-orientaux.
Avec quatre prix Nobel (l’Égyptien Mohamed el-Baradei, la Libérienne Leymah Gbowee, le Congolais Denis Mukwege et l’Américaine Jody Williams ) il est signataire du Manifeste Normandie pour la Paix.
En plus de son rapport aux Nations Unies sur le coût des conflits au Moyen-Orient, il est l’auteur de plusieurs livres. A l’occasion de la sortie de la version française de son dernier ouvrage « A World Without War – The History, Politics and Resolution of Conflicts » , il nous a accordé une interview.
Il y reprend l’exemple des actions de la Fondation Brazzaville et l’urgence d’une gouvernance de l’eau, ainsi que les différents risques de conflit sur le continent africain.
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AFRIMAG : Vous venez de publier aux éditions du CNRS «Entre Guerre et Paix – Histoire et politique des conflits dans le monde», la traduction de «A World Without War». Cet ouvrage fait penser aux prophéties du philosophe et géo-politologue majeur français du 20e siècle Raymond Aron, annoncées dans son livre : «Paix et guerre entre les nations» paru en 1962. Plus de 60 ans après, avec vos propres convictions contenues dans votre livre, quelle analyse en faites-vous à l’heure du conflit russo-ukrainien via la main invisible de l’Occident ?
Sundeep Waslekar : Raymond Aron a souligné que la guerre était un facteur essentiel dans la conduite des relations internationales dans son célèbre ouvrage sur la guerre et la paix publié en 1962. Quelques années auparavant, Bertrand Russell et Albert Einstein avaient publié en 1955 un manifeste, signé par plusieurs lauréats du prix Nobel, appelant à renoncer à la guerre. Selon Russell et Einstein, l’alternative serait la fin de la race humaine à cause des armes thermonucléaires.
Une guerre catastrophique conduisant à la disparition de l’homme est un risque réel
La guerre persiste sans interruption depuis plus de 2500 ans. Elle peut caractériser le système des relations internationales jusqu’à la fin de la civilisation humaine. Le défi le plus important auquel la civilisation humaine est confrontée est qu’elle pourrait en effet prendre fin dans quelques années si une guerre nucléaire mondiale avait lieu. La conjonction entre l’intelligence artificielle, la cyber technologie et les armes nucléaires a créé la possibilité d’une guerre catastrophique par intention, incident ou accident.
Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies – la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis – se sont engagés conjointement à ne pas utiliser d’armes nucléaires le 3 janvier 2022. Deux mois plus tard, la Russie a envahi l’Ukraine et annoncé qu’elle plaçait ses armes nucléaires en état d’alerte maximale. Le chemin menant à la guerre en Ukraine a été complexe. Si l’Ukraine avait adopté une véritable neutralité, renoncé à l’option d’adhérer à l’OTAN et mis en œuvre les accords de Minsk accordant l’autonomie au Dombas, la Russie n’aurait peut-être pas envahi l’Ukraine. Cependant, les analystes occidentaux ne sont pas d’accord et pensent que Poutine aurait de toute façon attaqué l’Ukraine dans la poursuite de ses ambitions impériales. Le risque que la guerre en Ukraine ne dégénère en catastrophe nucléaire n’est pas très élevé, mais il ne peut être exclu.
Des risques de guerre nucléaire mondiale naissent en Asie ou au Moyen-Orient
Il existe également d’autres points chauds dans le monde. À l’avenir, une crise dans le détroit de Taïwan, dans la péninsule coréenne, entre l’Inde et le Pakistan ou au Moyen-Orient pourrait dégénérer en une guerre nucléaire mondiale. Dans le film « Oppenheimer » de Christopher Nolan, Oppenheimer et Einstein concluent que la chaîne d’événements menant à la destruction du monde a déjà été actionnée.
AFRIMAG : Tous les experts nous disent que nous sommes dans un monde dangereux où la possession du nucléaire est devenue l’« assurance-vie. » La Corée du Nord se permet même de faire un pied de nez aux États-Unis sans conséquence majeure. N’est-ce pas une erreur de la part de l’Ukraine d’avoir renoncé à ses armes non conventionnelles ?
Les armes nucléaires ne sont pas une « assurance-vie »
Sundeep Waslekar : Il est faux de croire que les armes nucléaires constituent une assurance-vie.
Au cours des 75 dernières années, le monde a frôlé à de nombreuses reprises une guerre nucléaire accidentelle, qui aurait pu avoir lieu.
Plus les pays possèdent d’armes nucléaires, plus le risque de suicide collectif est grand.
Lorsque l’Ukraine a renoncé à ses armes nucléaires, son intégrité territoriale et sa souveraineté ont été garanties par le P-5 (Chine, France, Russie, Royaume-Uni, États-Unis) dans un accord signé en 1994.
Lorsque la Russie a annexé la Crimée en 2014, cet accord a été violé. Il incombait aux quatre autres signataires du traité d’exercer une forte pression diplomatique, politique et économique sur la Russie pour qu’elle prenne l’initiative d’une discussion sur l’avenir de l’Ukraine. Cela n’a pas été fait et la Russie s’est enhardie à attaquer l’Ukraine en 2022.
L’échec politique des pays du P5 à honorer et à chercher à honorer la souveraineté de l’Ukraine ne peut servir d’excuse pour justifier la possession d’armes nucléaires.
De nombreux pays possédant des armes nucléaires sont attaqués malgré tout
L’Inde possède des armes nucléaires, mais cela n’a pas empêché le Pakistan de l’attaquer en 1999, lors de la guerre de Kargil, et de continuer à le faire par procuration. Israël possède des armes nucléaires mais n’a pas empêché les Palestiniens de lancer l’Intifada. Les États-Unis disposent d’armes nucléaires, mais Al-Qaïda les a attaqués en 2001.
Les armes nucléaires n’empêchent pas une attaque.
Les États-Unis ne lanceront pas d’attaque nucléaire contre la Corée du Nord, même si celle-ci ne possède pas d’armes nucléaires, en raison des retombées sur la Corée du Sud, le Japon et la Chine. Toutefois, la Corée du Nord peut lancer une attaque sur la côte ouest des États-Unis si elle soupçonne qu’elle sera attaquée.
Les armes nucléaires nord-coréennes ne lui apportent aucune sécurité, mais elles compromettent la sécurité des États-Unis.
Comment arriver à éliminer les armes de destruction massive ?
Dans le monde réel, il n’est pas réaliste qu’un pays renonce à ses armes nucléaires. Le monde a besoin d’un accord multilatéral pour l’élimination progressive de toutes les armes de destruction massive par tous les pays.
AFRIMAG : L’Afrique du Sud également en renonçant à sa bombe atomique héritée de l’apartheid doit se mordre les doigts aujourd’hui. L’arme atomique et sa puissance industrielle auraient pu lui servir aujourd’hui d’outil de négociation à tous les niveaux pour mieux se positionner sur le plan géostratégique. N’est-ce pas ?
Sundeep Waslekar : La Corée du Nord et le Pakistan possèdent des armes nucléaires. Quelle force de négociation ont-ils ? Sont-ils en mesure d’utiliser ces armes pour obtenir des avantages pour leur pays ? Israël possède des armes nucléaires. A-t-il été en mesure de procurer un sentiment de sécurité à ses citoyens ? Si l’Afrique du Sud disposait d’armes nucléaires, que pourrait-elle gagner ? Si l’Afrique du Sud veut acquérir une importance géostratégique, elle doit devenir une superpuissance économique. Si elle est économiquement forte et socialement cohésive, la question des armes nucléaires n’a plus lieu d’être.
AFRIMAG : Le Sahel est devenu une zone d’influence stratégique pour plusieurs puissances étrangères, notamment américaine, russe, française … Comment l’expliquez-vous ?
Sundeep Waslekar : Les États-Unis, la Russie, la France et les autres grandes puissances sont toujours à la recherche de nouvelles zones à conquérir et de nouvelles ressources à contrôler. Leur avidité n’a pas de limite. Au cours des siècles précédents, il s’agissait de colonisation en termes de territoires. Aujourd’hui, il s’agit de la colonisation par d’autres moyens.
Une véritable structure de gouvernance mondiale
Le principal problème se situe au niveau de la structure de gouvernance mondiale. Le Conseil de sécurité des Nations unies n’a aucun moyen de résoudre un conflit ou de faire face à une agression impliquant les États du P5. La Cour internationale de justice n’est pas non plus conçue pour traiter les conflits et les agressions des États du P5. Nous avons besoin d’une révision complète du système de gouvernance mondiale pour garantir que le Sahel, mais aussi d’autres régions du monde comme le Moyen-Orient, ne soient pas utilisés comme terrains de jeu par les grandes puissances.
AFRIMAG : De la guerre en Ukraine et son impact sur les prix des denrées alimentaires de base à l’instabilité chronique dans la zone sahélo-saharienne, quelles pourraient être les conséquences pour l’Afrique à moyen et long terme ?
L’Afrique, un continent sans guerre mais pour combien de temps ?
Sundeep Waslekar : L’Afrique a réalisé un exploit extraordinaire en s’affranchissant des guerres entre pays, puisque la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée a pris fin il y a quelques années. Il n’y a pas de guerres interétatiques en Afrique. Par contre, il y a beaucoup de conflits intra-étatiques ou domestiques en Afrique qui sont violents. L’Afrique a dit adieu aux guerres, mais pas aux armes et aux effusions de sang. Les sociétés et les structures politiques africaines restent fragiles.
La crise de la sécurité alimentaire provoquée par la guerre en Ukraine ne peut qu’aggraver la fragilité des sociétés africaines. Cela augmentera l’instabilité sociale, les conflits internes et certains d’entre eux se propageront au-delà des frontières. L’Afrique pourrait renouer avec les guerres.
La crise de la sécurité alimentaire doit être considérée dans le contexte plus large de ce qu’elle signifie pour l’avenir de l’État et de la société, en plus des problèmes humanitaires de la faim, de la nutrition, de la santé et de l’environnement.
Nous devons repenser la manière dont le monde est gouverné. Le monde dépense chaque année 2.000 milliards de dollars en dépenses militaires. Nous devons nous efforcer de réduire les dépenses militaires et de les réorienter progressivement vers des biens communs mondiaux tels que la santé, la faim et le climat. Nous avons besoin d’un nouveau contrat social mondial.
L’apport de la Fondation Brazzaville
AFRIMAG : Quelles réponses une organisation comme la Fondation Brazzaville peut-elle apporter à ces crises protéiformes que le monde vit présentement pour essayer d’aligner les positions des uns et des autres ?
Sundeep Waslekar : L’objectif de la Fondation Brazzaville est de résoudre les conflits et de construire la paix, avec un accent particulier sur l’Afrique.
Outre la diplomatie officielle entre les États, il est nécessaire de mettre en place une diplomatie « Track 2 », autrement dite « diplomatie parallèle » ou « non officielle », facilitée par les acteurs de la société civile.
Ce type de diplomatie consiste à réunir les parties autour d’une table de manière non contraignante et informelle. La nature non contraignante et informelle du dialogue incite les représentants des parties en conflit à se rencontrer pour explorer les solutions possibles et les voies de sortie du conflit.
Il peut produire des résultats. La flexibilité offerte par la diplomatie « Track 2 » n’est pas possible dans la diplomatie officielle où les parties ont tendance à adopter des positions rigides puisqu’elles sont liées par leurs paroles. Cela peut conduire à une impasse.
Une fois que cette diplomatie montre une issue à un conflit donné, il est nécessaire que les acteurs politiques, tels que les chefs de gouvernement, se réunissent pour évaluer les options et parvenir à des accords. La Fondation Brazzaville est l’un des principaux représentants de ce type de diplomatie. Elle offre aux parties un lieu sûr pour se rencontrer, un terrain neutre pour explorer des solutions et pour « faire discuter les irréconciliables ». Elle entreprend des consultations préparatoires. Elle est en mesure de le faire parce que, d’une part, elle est une entité non gouvernementale et donc libre des obligations de l’État.
D’autre part, son conseil consultatif compte de nombreux membres éminents qui jouissent d’une grande crédibilité. Le président et le directeur disposent d’une longue expérience et de l’expertise nécessaire pour mener à bien les processus de la diplomatie « Track 2 ».
La Fondation utilise ce type de diplomatie pour dégager un consensus non seulement sur des questions politiques difficiles, mais aussi sur des questions de santé et d’environnement. Le monde a besoin de nombreuses institutions comme la Fondation Brazzaville.
Les crises de l’eau ont commencé, il faut donc une « paix bleue »
AFRIMAG : D’autres crises se dessinent à l’horizon comme celle de l’eau. Le Grand barrage de la Renaissance en Éthiopie crée des crispations entre pays riverains du Nil dans la Corne de l’Afrique. Que faire pour que l’Eau soit un bien de rapprochement et non de conflit aux conséquences incalculables ?
Sundeep Waslekar : Il y a quelques années, j’ai développé un concept appelé « Blue Peace« , la « paix bleue », qui consiste à transformer l’eau d’une source de conflit en un instrument de paix. Pour parvenir à une telle transformation, il est nécessaire de mettre en place des organisations de bassin fluvial qui ont le pouvoir de gérer les ressources en eau de manière intégrée.
L’OMVS ou le Grand Barrage de la Renaissance ? Coopération ou affrontements ?
Deuxièmement, il est nécessaire que les chefs d’État et les ministres d’un bassin soient impliqués.
Troisièmement, les pays du bassin doivent travailler ensemble pour attirer des milliards de dollars d’investissements dans la « gestion conjointe » des barrages, de l’irrigation et du transport de l’eau.
L’Afrique possède les meilleurs et les pires exemples de coopération transfrontalière dans le domaine de l’eau.
L’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS), créée par le Sénégal, le Mali, la Mauritanie et la Guinée, gère les rivières, les barrages et d’autres infrastructures en collaboration. Il n’y a pas de conflits. En fait, l’OMVS est un canal parfois utilisé pour résoudre les conflits politiques. En effet, l’OMVS suit la formule de la paix bleue, à savoir un organisme de bassin fluvial, guidé par les chefs de gouvernement et engagé dans de grands projets de développement.
En revanche,il n’existe pas de coopération de ce type entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte, pays riverains du Nil Bleu. En conséquence, l’Éthiopie a construit son propre barrage, le Grand barrage de la Renaissance, dont l’Égypte craint qu’il ne soit utilisé pour réguler le débit du Nil vers l’Égypte.
Les pays de la Corne de l’Afrique ont un besoin urgent de tirer des leçons des meilleures pratiques de l’OMVS.
Les pays des bassins de la Gambie, du Niger et de la Volta suivent déjà l’exemple de l’OMVS.
L’Union africaine peut prendre l’initiative de créer un laboratoire de coopération dans le domaine de l’eau à Dakar, avec l’aide du Programme des Nations unies pour le développement et du Fonds pour l’environnement mondial. Ce laboratoire pourrait servir d’inspiration aux pays du bassin du Nil et à d’autres pays d’Afrique.
La Fondation Brazzaville peut soutenir un tel processus en facilitant la diplomatie « Track 2 » entre les pays des bassins fluviaux partagés.